La Famille de Saint Dominique

La Famille de Saint Dominique

Lettre du Maître de l’Ordre – Janvier 2012

Lettre du Maître de l’Ordre pour le Jubilé 2012: Les dominicaines et l’évangélisation. Dans la famille dominicaine, les femmes – moniales, sœurs apostoliques, laïques dominicaines, membres des Instituts séculiers – apportent une contribution essentielle à la mission d’évangélisation de l’Ordre. Plutôt que de parler de prédication, je choisis la définition de notre mission donnée au temps de la fondation de l’Ordre : totalement voués à l’évangélisation de la Parole de Dieu. Nous sommes de la famille des « prêcheurs », hommes et femmes, d’abord parce que nous engageons notre vie dans cette aventure de l’évangélisation qui, en quelque sorte, chacun selon son état de vie et son ministère, définit « la vie » que nous désirons mener avant de décrire des « actions ».

C’est cet appel du Christ à Marie, à l’aube de la résurrection, qui a été choisi comme thème de cette quatrième année de la neuvaine qui nous prépare à la célébration du Jubilé de l’Ordre. Intitulée « les dominicaines et la prédication », cette année nous invite donc à placer l’annonce de la résurrection à la source de notre mission de l’Ordre.

Cette phrase si simple du Christ a d’abord éveillé en moi le souvenir de l’émotion ressentie, il y a quelques années, dans l’église d’un village d’Irak. L’aube venait de se lever, et nous nous préparions à célébrer l’entrée au noviciat et la profession de jeunes frères. Dans l’attente de ce moment, se trouvaient là déjà dans l’église une foule de femmes, et parmi elles des mères et des sœurs, des amies, des sœurs apostoliques et des laïques dominicaines. Toutes ensemble, elles emplissaient l’église du dense silence de leur prière, alors que tout autour le pays souffrait du chaos, de la violence et des menaces. Dans le silence en la présence du Père, ces femmes priaient avec une telle intensité que, au cœur du chaos qui ravageait le pays et le déchirait par toutes sortes de divisions, elles portaient cette assurance que rien ne peut faire taire le message de la vie. Un jour, en ce monde, une aurore s’est levée par la naissance d’un enfant au pays de Judée, Prince de la Paix. Sa venue a repoussé pour toujours les ténèbres, en dépit des apparences et la nuit s’est définitivement déchirée lorsque, du creux de la mort infligée Il a donné la vie. Bien souvent, en ces lieux du monde où la violence prétend détruire et détruire tout lien social, les femmes, les mères, sont là comme des gardiennes de la vie qui attestent qu’en dépit des apparences, nul ne peut prétendre se faire maître d’une vie qui, d’abord, se reçoit pour être donnée. Va dire à mes frères ! Dis-leur la force de la vie, l’histoire inouïe de l’humanité qui, jour après jour, naît à nouveau dans l’Esprit de la vie offerte, jusque dans la Passion pour la Résurrection. Ces femmes d’Irak manifestaient l’horizon de la mission d’évangélisation : inscrire au cœur de l’histoire humaine la joie et l’espérance en la vie donnée du Christ pour que le monde vive, et apprendre à en être les témoins.

Dans la famille dominicaine, les femmes – moniales, sœurs apostoliques, laïques dominicaines, membres des Instituts séculiers – apportent une contribution essentielle à la mission d’évangélisation de l’Ordre. Plutôt que de parler de prédication, je choisis la définition de notre mission donnée au temps de la fondation de l’Ordre : totalement voués à l’évangélisation de la Parole de Dieu. Nous sommes de la famille des « prêcheurs », hommes et femmes, d’abord parce que nous engageons notre vie dans cette aventure de l’évangélisation qui, en quelque sorte, chacun selon son état de vie et son ministère, définit « la vie » que nous désirons mener avant de décrire des « actions ».

Va dire à mes frères ! Par cet envoi, le Christ charge Marie et les autres d’inviter l’Eglise à naître de la prédication. Cela évoque pour nous la première intuition de la prédication qui sera fondatrice de l’Ordre. Aux premiers temps de cette nouvelle aventure d’évangélisation menée par Dominique, ce sont en effet aussi des femmes qui viennent le rejoindre, puis des laïcs, comme pour donner d’emblée la figure que doit prendre l’évangélisation : une sorte de « petite Eglise », de communauté rassemblée par la puissance de la Parole entendue, rassemblée pour écouter ensemble cette Parole et la porter au monde. Comme dans la vie de Jésus – ainsi que l’écrit Luc (Lc 8, 1-4) – la communauté se rassemble en même temps qu’elle a l’intuition de devenir une « communauté pour l’évangélisation ». Dès l’origine déjà et aussi étrange que cela puisse paraître à cette époque, des femmes faisaient partie de la communauté qui s’était rassemblée autour de Jésus. Les catégories du monde n’ont pas leur place quand il s’agit d’être disciples. Imaginons cette communauté qui se constitue en suivant Jésus sur le premier chemin de l’évangélisation. Elle se rassemble au-delà des infirmités, failles, péchés, fragilités qui peuvent être guéries uniquement par Jésus. C’est à cause de sa miséricorde éprouvée de tant de manières diverses que la sainte prédication s’établit. Le voyant vivre et enseigner, les disciples ont probablement l’occasion de partager leurs expériences de rencontre personnelle avec Lui. Et les femmes de l’Evangile ont eu alors l’occasion de témoigner des paroles qu’Il leur avait adressées : Parole d’annonce de la résurrection, de reconnaissance de la foi et de promesse du salut, parole de vie et de pardon, de guérison et de confiance. Il leur parlait ainsi, les rejoignant au cœur même de leur être féminin, en cette familiarité avec la vie engendrée, en cette capacité de prendre soin et de protéger la vie fragile, en cette force aussi de confiance en la créativité et la résistance de la vie. Ces femmes seront avec Lui sur les chemins de l’enseignement, comme elles seront encore avec Lui sur le chemin qui le mène au Calvaire ; elles sont dans l’attente dans le jardin du tombeau, comme elles seront sur la route, courant annoncer aux apôtres qu’Il est ressuscité. La mission d’évangélisation a besoin de ce témoignage et de cette annonce pour savoir comment faire entendre au monde une Parole qui porte en elle la vie.

Depuis sa fondation, lorsque les premières « dominicaines » viennent rejoindre Dominique et que naît la « sainte prédication de Prouilhe », notre propre « communion pour l’évangélisation » qu’est la famille dominicaine a besoin d’être composée d’hommes et de femmes, de religieux et de laïcs, parce qu’elle a besoin d’être à l’image de la première communauté marchant sur les routes avec Jésus, apprenant de Lui comment aimer le monde et lui parler, comment chercher le Père et tout recevoir de Lui. C’est tous ensemble, dans la diversité et la complémentarité, comme dans le respect mutuel des différences et la volonté commune d’une égalité entre tous, que nous avons à mener ce « travail de la fraternité » dont nous devons être des signes dans le monde et dans l’Eglise. Une fraternité qui sait que l’égale reconnaissance de chacun souffre souvent de la mondanéité. En particulier, il y a encore beaucoup à faire pour que, ici et là, parole de femmes et parole d’hommes se valent, pour que soient refusées toutes les injustices et violences dont souffrent encore tant et tant de femmes dans le monde. Les dominicaines, dans l’aventure de la « sainte prédication » ont certes la charge de rappeler envers et contre tout que le monde ne peut se sentir « en paix » tant que ces iniquités ne sont pas résolues. Il faut apprendre à devenir sœurs et frères, à identifier les injustices, à les combattre, par ce long et beau travail d’écoute et de mutuelle estime. Mais elles ont aussi à signifier que l’évangélisation n’est pas d’abord une question de ministère mais une invitation à une certaine manière de vivre, entièrement vouée à ce que la Parole de Dieu soit une bonne nouvelle pour le monde. Au fond, nous passons souvent du temps à examiner d’abord ce qui nous distingue dans la famille dominicaine. Soyons d’abord attentifs à ce qui nous rassemble et nous unit : la grâce de la Parole de Dieu, sa vérité et sa force, sa vie et sa miséricorde. Les dominicaines et la prédication ? C’est d’abord le devoir que nous avons tous de partager avec elles ce qu’elles reçoivent et réalisent de la grâce de « l’évangélisation de la Parole de Dieu », afin que la communauté se construise et se consolide dans une mission commune.

Car, parler des dominicaines – moniales, sœurs, consacrées et laïques – c’est d’abord parler de la part immense qu’elles ont pris, et qu’elles prennent aujourd’hui dans ce travail de l’évangélisation, dans cet engendrement de l’espérance par « l’évangélisation de la Parole de Dieu » dans le monde. Les lieux de prière et de fraternité, de contemplation et d’hospitalité que sont les monastères de l’Ordre sont les premières pierres de la prédication. En ces lieux ce sont les appels et les besoins, les peines et les espoirs du monde entier qui sont repris dans la prière des sœurs et présentés au Père. La contemplation dominicaine est ainsi, de part en part, prédication. Il est bien impossible d’énumérer les innombrables engagements, amitiés et œuvres menés par les sœurs apostoliques de l’Ordre. Ce sont toujours des présences et des actes qui font de la Parole une bonne nouvelle pour leurs contemporains. Avec ce souci spécifique de trouver comment traduire le désir que « s’allume le feu » de la grâce de l’Esprit en ce monde. Souci manifesté au fil des siècles par leurs fondatrices ou fondateurs, dans des contextes où la place et la reconnaissance des femmes n’étaient pas évidentes. Pour les sœurs laïques, dans leurs familles, leurs groupes d’amitié, leurs lieux professionnels, c’est encore cette grande créativité et diversité qui se manifestent pour donner à voir, et à entendre, la Parole comme une bonne nouvelle d’où peut naître l’espérance de la résurrection.

Parlant des dominicaines et la prédication, je ne voudrais pas développer le thème de la complémentarité, si évidente, ni non plus celui du ministère ordonné de la prédication. Comme on l’aura compris, la question n’est pas d’abord ce que l’on fait, mais ce que l’on apporte au bien commun de la sainte prédication, et comment tous ensemble nous pouvons nous organiser pour recevoir ce qui est offert. Les dominicaines, je crois – mais c’est à elles qu’il revient de l’exprimer – apportent à la sainte prédication une expérience spécifique de la relation au Christ, une manière particulière d’étudier la Parole, un mode précis d’organisation de leur fraternité, une vulnérabilité à ce qui fait naître et mourir le monde qui leur est propre, une façon de dire Dieu. Elles apportent aussi la grande diversité des interprétations de l’intuition dominicaine telle que leurs fondatrices la leur ont transmise, et tout spécialement une compréhension fulgurante, à un moment donné de l’histoire humaine, de l’actualité de l’intuition de Dominique dans tel ou tel contexte, ou milieu, pour telle ou telle tâche du service de l’humanité. Va dire à mes frères ! Tel serait peut-être ce qu’il faudrait que nous enseignent nos sœurs, laïques et religieuses. Tel serait aussi, sans doute, ce que les frères pourraient avoir envie d’apprendre. Apprendre le monde ensemble, et en cette année tout particulièrement les frères par les sœurs et les sœurs entre elles au-delà des divergences, pour laisser s’ouvrir au cœur de la sainte prédication d’aujourd’hui une soif de la Parole de résurrection. Dans une famille, les liens les plus solides et les plus beaux sont souvent ceux qui se tissent par le partage des joies et des peines, par l’offrande mutuelle des amitiés partagées, par le soutien mutuel quand l’épreuve du monde nous fait douter de savoir comment y trouver notre avenir. Dans une famille, n’est-ce pas bien souvent les femmes qui font le lien, garantes du lien entre les êtres parce qu’elles engendrent à la vie, elles qui inspirent suffisamment confiance pour que l’ensemble des membres aient le désir de naître à nouveau dans la fraternité et dans la filiation ? Et pour nous, dans la famille de Dominique, le désir d’apprendre à écouter et à aimer le monde comme des filles et fils du Père et comme des sœurs et frères de l’humanité, le désir d’être, dans ce monde, comme des « sacrements de la fraternité ».

Va dire à mes frères ! Il me semble qu’il faut évoquer, parlant des dominicaines dans leur lien avec la prédication, l’expérience difficile que font, aujourd’hui, plusieurs congrégations de sœurs apostoliques et plusieurs monastères de l’Ordre. Après des années de déploiement, voilà que ne s’annonce pas la relève pour l’avenir. C’est rassemblés que nous devons traverser cette épreuve, à la fois en soutenant chacun dans sa spécificité et son autonomie, mais aussi en attestant que la mission de la prédication, portée ensemble, d’une part est redevable de tout ce qui a été semé et, d’autre part, est plus  grande que la mission spécifique d’une institution donnée. Je ne peux ignorer comme cela peut être difficile d’affronter concrètement une telle épreuve, de manière réaliste et créative, sans résignation et sans obstination. Il nous faut « passer » du côté de la véritable espérance de la vie, quand quelque chose de la mort se donne à percevoir lorsque l’on doit fermer des maisons en grand nombre et porter trop de sœurs aimées en terre. Pour faire ce passage nous avons besoin, absolument, de nous tenir solidaires et unis afin de préparer l’avenir de la mission  de la sainte prédication à partir des forces présentes. Sans rêver ce qu’elles ne sont pas, sans déterminer ce qu’elles devraient être. Mais en recevant, simplement, la grâce des vocations données et en les ordonnant à la mission commune portée par tous. La consécration et la vie religieuse doivent ouvrir notre espérance aux dimensions du monde, et pour le monde, et nous garder de vivre tétanisé dans le souvenir des gloires passées, ou la paralysie des difficultés présentes. On entend souvent dire que, dans bien des parties du monde, la vie religieuse apostolique – et donc dominicaine aussi – est très vieillissante et ne pourra pas se renouveler comme elle était jadis. Certes. Mais, il y a une grande aventure à vivre dans la vieillesse, qui peut rendre grâce d’avoir été si féconde pour la vie de l’Eglise et de tant et tant de communautés humaines : pouvons-nous, ensemble, apprendre à nous laisser porter par la légèreté de l’action de grâce plutôt que décourager par le poids de l’avenir perdu ? Surtout, nous en sommes tous convaincus, la sainte prédication a besoin, absolument besoin, de la contribution de femmes dominicaines y consacrant totalement leur vie : c’est donc réunis, et à partir de ce qui déjà est bien vivant, que nous devons en préparer les figures possibles. Cette nécessité, cette urgence, d’appeler des femmes à rejoindre la mission de l’Ordre sous ses différentes formes possibles, est l’affaire de tous les membres de la famille dominicaine, les hommes autant que les femmes.

Comme au temps de la prédication de Jésus, comme aux temps apostoliques, comme aussi au temps de la fondation de l’Ordre, en un temps où l’Eglise souligne l’urgence de l’évangélisation, la famille de saint Dominique, « famille pour l’évangélisation » a aujourd’hui plus que jamais le devoir de se laisser constituer par la fraternité qui « prêche la Parole ». Va dire à mes frères…

Belle et heureuse année à toutes et tous !

Rome,  le 13 janvier  2012

 

Les saints et bienheureux dominicains